Paysannerie haïtienne et le triangle du K.O.
Abner
Septembre, Sociologue
Le triangle du K.O[1]. est
une toile tissée par le système dominant (l’État, l’élite et l’international),
pour retenir et étrangler la paysannerie. On
est bien sur un ring où le rapport de force est inégal et où règne la loi de la
jungle semant le chaos. Le citoyen a besoin de s’interroger sur cette organisation
criminelle, de dénoncer et de neutraliser son mode opératoire, afin d’édifier
un autre système qui fera décoller le pays et apportera à ses habitants dignité, humanité et bien-être.
1.
La situation
1.1. Les dents de la mort du système
La relation qu’entretiennent ces 3 acteurs avec la
paysannerie est bâtie sur l’exploitation et l’injustice, une violence impitoyable
qui se manifeste sous plusieurs formes. C’est « le pays en-dehors », parce
que cette paysannerie est maintenue dans l’ignorance, la marginalisation et la
dépendance. C’est l’âme damnée du
système, parce que « la paysannerie est assujettie à la dictature stérile
d’une poignée de négociants, pas toujours d’origine haïtienne, alliés à des
politiciens et à des fonctionnaires corrompus. » [Pierre Pluchon ; p.
377]. L'État assure cette
domination par les lois et la coercition [Walner Osna]. Le Code rural de Jean-Pierre Boyer est l’expression la plus éloquente de
cette volonté d’asservissement de la paysannerie, au profit d’une oligarchie en
même temps complice des intérêts de l’international dans le but de pérenniser sa
domination.
1.2. Déstabilisation spirituelle
Sous la présidence d’Élie Lescot, la paysannerie a
subi en outre une violence spirituelle très marquée. De mèche avec l’Église, le gouvernement a
entrepris, de 1934 à 1942, une vaste campagne contre le vaudou, dite campagne des
« rejetés ». Si l’église s’est
indigénisée sous le régime de Duvalier, ce n’était pas pour faire disparaître cette
violence contre la culture paysanne foncièrement vaudou. L’église catholique restait la religion
officielle et a gardé ses leviers de domination. Celle-ci a pris plus tard la forme d’une
évangélisation agressive, notamment par l’église protestante en Haïti. Sa pénétration en profondeur couplée aux
actions humanitaires des institutions internationales semble finalement vaincre
la capacité d’autonomie et de résistance des paysans. Peu à peu, ces derniers sont
formatés en mode de résignation et d’attentisme, et deviennent presque
totalement dépendants.
1.3. Désintégration sociale et mise à genoux de
l’économie rurale
A cela s’ajoute le processus de désintégration du
monde rural, en particulier du lakou autour duquel s’organisaient l’unité
familiale et la solidarité. Différents
mécanismes d’ordre économique et politique expliquent cette dislocation sociale. Tout d’abord, on peut considérer l’accord
entre les États Haïtien et Dominicain pour l’envoi de main-d’œuvre haïtienne,
composée en particulier de paysans, dans les champs de canne en République
Dominicaine. En second lieu, il y a la
pression exercée par le système sur les paysans, sous plusieurs formes :
spoliation de terre, exploitation et répression. La paysannerie était sous coupe réglée des
chefs de section, des paramilitaires et d’autres espions. L’État était présent
en milieu rural pour veiller en particulier sur la culture du café qui lui
rapportait des devises et pour barrer la route aux opposants du régime en place. D’autres pratiques liées à des motifs
politiques consistaient à amener les paysans à la capitale, munis d’un aller
simple.
En troisième lieu, c’est la mise à genoux de l’économie
rurale par différentes mesures imposées par l’international, entre autres d’ajustement
structurel, d’abattage des porcs, de retrait de l’État de l’économie du café, au
profit de l’industrie d’assemblage et de l’importation. Après 1986, c’est la bamboche démocratique
qui allait avoir un impact négatif sur l’économie rurale et l’environnement.
Le pèpè
envahit le territoire et met hors-jeu les petits métiers. La contrebande
et le dumping de produits étrangers sur le marché local allaient sonner le glas
de l’agriculture paysanne, tout en modifiant les habitudes alimentaires. Ainsi, Haïti est devenu un pays non seulement
dépendant à plus de 52 % de l’importation
pour nourrir sa population, mais aussi un pays dont près de 50 % (soit 49,8%) de la population haïtienne du milieu rural vivent dans
l’insécurité alimentaire aiguë [CNSA].
1.4. Une paysannerie laissée pour compte
Depuis 2004, il est établi que la pauvreté en
Haïti est rurale [Carte de pauvreté d’Haïti]. Elle l’est encore davantage dans les
montagnes qui représentent 75% du territoire et abritent une part importante de
la population rurale. Si ce constat n’est pas propre uniquement à notre société[2],
par contre en Haïti la pauvreté est infrahumaine et le résultat volontaire de
la politique du triangle du K.O. La
paysannerie est abandonnée : aucune présence policière, faiblesse des
services sociaux (école, santé, eau
potable et assainissement) là où un minimum existe, absence d’état civil, faible
accès à l’énergie, aux infrastructures routières et de loisirs, etc. Ce tableau
dressé par EMMUS VI (2016 – 2017) permet d’apprécier le déséquilibre entre l’urbain
et le rural, et surtout de comprendre pourquoi quelqu’un qui est né et vit en
milieu rural soit plus susceptible d’être pauvre que son compatriote en milieu
urbain.
1.5. Exode rural, un piège du système et
paradoxe de conséquence
Évidemment, ces conditions précaires en milieu
rural vont pousser à l’exode massif des paysans. D’une part, il y a
l’émigration vers l’étranger : « boat
people » et « fly people ». D’autre part, il y a l’exode vers les villes
proches et vers la capitale, alors qu’aucun cadre d’accueil approprié ne les y attend.
Ils s’installent dans des ghettos ou bidonvilles, plus proches certes des
services, sans pouvoir par contre en jouir pleinement faute de moyens. Ils deviennent des proies faciles pour les
élites politiques et d’affaires, respectivement qui les recrutent dans les
manifs et dans le commerce informel pour écouler sur les trottoirs et dans les
rues des produits étrangers importés dont ils sont aussi consommateurs. Durant
les 40 dernières années, la lutte politique se passe dans la rue. Les protagonistes font appel à ces bras pour
manœuvrer, voire pour armer une partie d’entre eux. Ce qui débouche sur la prolifération de gangs
armés qui terrorisent la population, qui rythment la vie dans la capitale et
qui portent les États-Unis à mettre Haïti au niveau d’alerte #4, tout en ajoutant
le risque d’enlèvement ou de kidnapping. Ces migrés ruraux dans les villes ne sont
pas à prime abord des citadins, mais des paysans dans la ville. Quand ça va mal, ils retournent toujours à la
campagne pour y passer un temps, trouver les moyens pour recommencer ou se
faire soigner, voire pour mourir. Tout
cela est la conséquence logique et directe du système dominant, de son mode opératoire qui épuise, frustre et désenchante.
2.
Les résistances de la
paysannerie
Cependant, la paysannerie haïtienne n’a jamais été
un enfant docile, dépendant et résigné. Au
contraire, elle a toujours été une société en rébellion contre ce système basé
sur la servitude. De l’indépendance à la
fin de la première moitié du 20e siècle, elle se retrouve tant dans le
mouvement insurrectionnel de Goman dans la Grand-Anse, que dans celui des
Piquets dans le Sud avec Jean-Jacques Acaau et des Cacos dans le Centre avec
Charlemagne Péralte. Cette résistance armée de la paysannerie s’est aussi
exprimée ou manifestée sous d’autres formes.
A chaque adversité, elle a inventé des
réponses pour y faire face. Par exemple,
pour affronter l’hostilité de son nouvel environnement de montagne, elle a
recouru aux médecines traditionnelles, pratiqué la croissance démographique et
développé la polyculture. Comme mode de
coopération pour travailler la terre, elle a mis en place un système d’entraide
et de solidarité, qu’elle appelle le combitisme. Le langage codé appelé « pale daki » et les proverbes, le marronnage
et la méfiance deviennent une stratégie de survie face à la cupidité des
acteurs du triangle du K.O. C’est pourquoi
lors d’un recensement, elle se garde de dire toute la vérité. Comprenant au fur et à mesure que son salut
réside dans l’éducation, elle cherche dans un premier temps à pousser l’un des
enfants. Puis, elle s’y investit
pleinement, expression de sa volonté d’inclusion et de progrès. Vu que l’État n’assume que très peu ses
obligations, la paysannerie se donne ses propres instruments organisationnels
pour assurer le progrès de sa communauté.
Elle se défonce dans l’informel, à l’instar des femmes commerçantes
appelées « madàn sara » qui
sillonnent les marchés villageois. Pour
échapper au taux très élevé du système financier formel, elle s’organise en
tontine et en mutuelle, etc.
3.
Portes de sortie
Face à ce système infernal, quel choix la
paysannerie a-t-elle : se soumettre en résigné ou se battre pour le
renverser et le faire disparaitre à jamais ?
L’élite politique fait preuve d’incapacité à
s’asseoir ensemble pour dialoguer, et davantage encore à satisfaire les désidératas
du peuple en général et de la paysannerie en particulier. Le but que poursuit cette élite est
l’enrichissement rapide et la jouissance des privilèges inhérents au pouvoir
qu’elle croit en même temps lui garantir l’immunité. L’élite des affaires ne jure
que par ses intérêts mesquins au mépris des besoins du pays et attentes de la
population. Elles sont en fait les deux
faces d’une seule et même pièce de monnaie, dont la logique est l’accumulation
de la richesse sur le dos du peuple.
En même temps, dans ce jeu machiavélique qui
perdure déjà trop longtemps, le centre du pouvoir glisse petit à petit au
profit de la rue qui commence à dicter sa loi et à transformer le pays en un
état voyou. L’État a encore la
possibilité de restaurer son autorité, à condition qu’il ait la volonté d’instaurer
un état de droit et la capacité de mettre en place une gouvernance juste et
équitable, éloignée de tout populisme et de toute ambivalence pour camper une
Haïti où se conjugue vraiment l’intérêt de toutes les couches sociales. Les
élites politiques et d’affaires peuvent aussi se rattraper si, au lieu de
reproduire les tares du système esclavagiste français, elles font preuve d’élan
patriotique et de grandeur d’âme à l’instar de ces nantis français au lendemain
de l’incendie de la cathédrale Notre Dame de Paris.
L’histoire des luttes armées auxquelles la
paysannerie a pris part, marquées en général du sceau de la revanche, montre que
ses tentatives se sont soldées par un échec, le rapport de force ne lui étant
pas favorable. Elle montre aussi que sa
participation dans les luttes politiques contre les régimes en place, quel que
soit l’aboutissement, ne lui apporte pas grande chose. Pour soigner réellement sa condition, il lui
appartient de changer de paradigme, de telle sorte que « les armes se taisent devant l’idéologie »
et qu’émerge dans une alliance stratégique un autre leadership. Il s’agit d’un leadership qui transforme l’État en un «tiers impartial et désintéressé», d’un
leadership porteur d’un projet de décentralisation et de dynamisation de la
province, d’amélioration des conditions de vie en milieu rural via la
production, la diversification dans la chaîne de valeur et l’accès aux services
de base. C’est seulement à ce prix
qu’Haïti pourra finalement se stabiliser et décoller.
Abner Septembre, Sociologue
Centre Banyen @ Vallue, avril 2019
[1] K.O. : abréviation de Knock Out qui
signifie « assommer »
[2] Aujourd'hui, 90 pour cent de la population de la
montagne vit dans les pays en développement où une grande majorité vit
en-dessous du seuil de pauvreté et 1 personne sur 3 est confrontée à la menace
de l’insécurité alimentaire (selon la FAO).
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