L’urgence et le devoir de sauver Haïti
Par Abner Septembre, Sociologue
Haïti a fait de grandes conquêtes et a connu des moments de gloire, comme
l’indépendance, la citadelle Henri Christophe, le rachat de sa souveraineté sur
la Banque centrale, l’Exposition internationale du Bicentenaire, l’appui fourni
à pas mal de pays sous forme de don, de soutien, de prise de position et de vote,
etc. Paradoxalement, ces oasis de grandeur se sont
dressées dans un environnement hostile, pavé d’embûches et de contradictions
sur la trajectoire de 3 régimes militaire, civil et international, qui ont marqué
son histoire tumultueuse. Durant ces 40 dernières années, à l’appel de leaders de
l’opposition, nous avons passé beaucoup de temps dans la rue. Mais, il s’agit en fait de lutte sans
véritable idéologie qui va d’échec en échec, ponctuée de trahisons, de dégâts
matériels, de chocs psychologiques, de pertes en vie humaine. Le statu quo reste entier et la fracture
sociale s’aggrave. Nous avons systématiquement souillées ces citadelles à un
point tel qu’il paraît difficile de continuer à marcher « la tête altière et haut les fronts »,
et de telle manière que le regard de l’autre sur Haïti en fait aujourd’hui une
chimère.
La question est : pourquoi
après 215 ans d’indépendance, au lieu de décoller Haïti s’abîme-t-il ? C’est un
pays surréaliste, l’enfant prodige et prodigue de la Caraïbe. Il faut alors sortir de l’apparence et
gratter sous les décombres pour trouver les vraies réponses. C’est en fait notre
instinct de crabes, qui nous retient captifs dans le labyrinthe de luttes
fratricides et de batailles politiques vindicatives, qui nous enferme dans un
univers où les choses ont plus de valeur que les personnes, et qui donne à
constater en Haïti une disparité sociale aigue et une ambivalence plurielle
improductive. Cette chimère est avant tout un construit propre à tout un
système extérieur qui s’impose à nous et qui nous met, de manière directe et
indirecte, sous la coupe réglée du « diviser
pour régner ».
Pour nous libérer de cette chimère, il faut un Bellérophon, c’est-à-dire
réactiver le surmoi. Le réveil du surmoi
agira comme un miroir qui nous fera prendre conscience de la gravité de la
situation. C’est lui qui est capable de provoquer
le déclic du renoncement, lequel sera aussi guidé par une moralité publique,
comme l’illustre cette déclaration du président Dumarsais Estimé :
« Si bergers du troupeau, nous nous en constituons les loups, si gardien
de la maison, nous nous faisons nous-mêmes les voleurs qui la brisent et la
pillent, si rebelles au meilleur de nous-mêmes, nous manquons à nos engagements
solennels, alors il sera temps d’entrer en jugement avec nous et de nous
demander compte ». Tout Haïtien quel
qu’il soit a donc besoin aujourd’hui de se jeter à l’eau pour se laver, revenir
propre, beau et vivace comme cet autre peuple réel ou imaginaire qu’il chérit
ou rêve tant.
C’est par cette rédemption collective, chacun à son niveau, et un parti
pris pour la production (agricole,
agroalimentaire, artisanale, industrielle ou manufacturière, culturelle,
artistique, et autre), mettant à contribution autant la science et la
technologie que notre propre identité, que cette terre redeviendra « un îlot de verdure dans un océan de
prospérité ». Des pays
asiatiques comme le Japon, la Chine, le Singapour, la Corée du Sud, le Taïwan,
par exemple, l’ont fait et ont des résultats spectaculaires. C’est ce miroir-boussole que nous devons
avoir à contempler, moyennant un tableau de bord et un système de clignotants. Le sauvetage du pays est donc une vaste
entreprise collective de construction d’un nouveau socle, conçu avec des
matériaux du civisme, et reflétant au-dehors la beauté d’un changement
d’attitude et de système qui prime la justice sociale et qui fait de « l’État un tiers impartial et désintéressé ».
Dans ce cas, cinq niveaux du paysage
sociopolitique doivent être remodelés selon les types idéaux ou profils suivants
:
·
Si j’étais président de
la république, je me comporterais comme un citoyen à l’écoute, respectueux tant
des lois, des droits et libertés que des valeurs morales et éthiques ; comme un protecteur des biens publics et
privés ; comme un leader qui fera renaître l’autorité de l’état et la
confiance dans nos institutions, qui appuiera la décentralisation, qui conduira
une diplomatie d’affaires habile, valorisera la science et la technologie,
luttera contre la corruption, dotera le pays d’un système financier et
économique basé sur la fiscalité, la production et le tourisme durable, d’un
système de transport moderne diversifié, d’un accès juste et équitable aux
services sociaux, de loisirs et de sports, de mesures de protection des
écosystèmes d’altitude et d’amélioration des conditions de vie de leurs
habitants, d’un fonctionnement décentralisé capable d’assurer pleinement la
protection des frontières terrestre, maritime et aérienne ; comme un
rassembleur au-dessus de la mêlée et de tout soupçon pour faciliter un dialogue
purgatif et constructif capable de faire émerger une communauté d’intérêt et de prospérité pour un
développement durable et un pays souverain ;
·
Si j’étais parlementaire,
je serais un progressiste honnête et m’évertuerais à légiférer, à contrôler et à
sanctionner de manière responsable le travail de l’exécutif, à me comporter
comme un serviteur sobre, à représenter dignement ma circonscription, à être un
ambassadeur, un citoyen respectueux du principe de « la séparation des pouvoirs » dans la cogestion de la
souveraineté nationale ;
·
Si j’étais un membre du pouvoir
judiciaire, je respecterais les lois de la république, les lois et conventions
internationales auxquelles Haïti est liée ; je rendrais justice à qui elle
est due, selon le principe « la loi
est une pour tous » ; j’arrêterais les dérives qui risquent de
mettre en péril la souveraineté de la nation ; j’agirais selon le principe
de « l’équilibre des pouvoirs »
ou la notion américaine de « checks
and balances ». N’est-ce pas le
Chevalier Jean de Codt qui a dit : « Quel
respect donner à un État qui marchande sa fonction la plus archaïque, qui est
de rendre la Justice ? […] Cet État n’est plus un État de droit, mais un État
voyou » ;
·
Si j’étais un leader avéré
(sur le plan politique, commercial, financier,
organisationnel, intellectuel, religieux, médiatique), je chercherais à
respecter les règles du jeu dans mon métier, je me comporterais en bon citoyen
qui paie les taxes et contribue activement au bien-être et au progrès dans mon
pays ; je me battrais pour une constitution progressiste et inclusive, qui
promeut un régime électoral et politique plus réaliste, moins budgétivore et
sans primature ; je lutterais pour la décentralisation et un système financier
moderne qui appuie activement la production nationale pour un essor économique vigoureux
et diversifié, à impact direct sur l’emploi et le développement réel et durable
du pays ;
·
Si j’étais un simple
citoyen je cultiverais l’amour du pays, le respect du bien public et
privé ; j’endosserais comme valeur le travail, dans le respect des normes
et de l’éthique professionnelle.
Des raisons d’espérer
Notre histoire nous a enseignés que tous ensembles, rien ne pourrait être
au-dessus de nos forces. Nous avons besoin de leaders stratèges ayant l’étoffe
d’un Toussaint, vaillants et braves comme Dessalines et Capois Lamort,
bâtisseurs à la dimension d’un Christophe, visionnaires comme Dumarsais Estimé,
libérateurs comme Pétion, valeureuses comme Sanite Bélair, Henriette
Saint-Marc, ou Marie Jeanne, pour faire voir la lumière au bout du tunnel. Il faut définitivement l’émergence de
nouveaux leaders qui rapatrient la souveraineté nationale, qui changent à
jamais le destin d’Haïti et le rendent apte à entretenir un dialogue équilibré
et respectueux avec le monde.
Pour être efficaces, ils doivent s’ériger en une vraie équipe compacte
dotée d’un autre conditionnement mental, c’est-à-dire une sorte de complicité positive,
une attitude qui fera toute la différence. Suite aux événements politiques qui ont
fortement secoué le pays, en février 2019, plusieurs foyers de réflexion
citoyenne ont vu le jour. Il sera
salutaire qu’ils se constituent en un grand bloc représentatif de la société
civile, à structurer et à renforcer pour être un véritable interlocuteur et pour
servir autrement de trait d’union entre la population et les politiques. C’est Machiavel qui disait : « La
meilleure citadelle qui soit, c’est de n’être point haï du peuple ». Mais, il faut s’éloigner du rivage du
populisme.
Abner Septembre, Sociologue
@ Vallue, avril
2019
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