Haïti: changer d’homme ou de système, ou les deux à la
fois ?
Abner Septembre, Sociologue
En réaction à mon dernier texte
sur « La paysannerie et le triangle
du K.O. », quelqu’un a écrit : Très bonne analyse. Mais notre
principal problème reste la difficulté de passer de la parole aux actes. As-tu l’impression que le ou les leaders que
tu appelles de tes vœux commencent à se réveiller et à émerger de la foule ?
Certains disent qu’il faut un
changement d’hommes et d’autres un changement de système, ces derniers prenant
de plus en plus d’ampleur ces derniers temps, et d’autres encore qu’il faut les
deux. Quand on analyse l’après 1986, on
comprend très bien pourquoi les algériens veulent en finir totalement avec le régime
et le clan Bouteflika. En 1986, il y
avait le déchoukage de quelques barons et adeptes zélés du régime duvaliériste.
Ceux qui héritaient des rennes du
pouvoir ont peu à peu reconstitué le système, dans le but de protéger l’intérêt
des nantis et de maintenir le statu quo.
Quelques années plus tard, avec l’arrivée au pouvoir par les urnes d’un
autre courant politique qui luttait contre le duvaliérisme, on est passé, d’une
part, d’un extrême à l’autre et, d’autre part, du pareil au même, tout en constatant
que chaque année la situation ne faisait
que s’aggraver.
Il faut dès le départ se dire
qu’on fait face à un véritable dilemme. Un
problème peut être résolu facilement, si on en connait les symptômes, les
conséquences et les vraies causes. Il
suffit d’agir, tout en se donnant les moyens de sa politique. Par contre, le dilemme qui est la
manifestation du chaos est beaucoup plus difficile à résoudre. Ce qui est véritablement le cas actuel d’Haïti.
Il s’agit d’une question de frontière et de proximité. Fort souvent des acteurs apparemment en
opposition se retrouvent dans la même famille, sont d’anciens camarades de
classe, des collèges de travail ou d’affaires, ou encore ont un ami ou des amis
influents en commun. En changeant de
régime, ces situations ne disparaissent souvent pas. C’est ce pont qui aide à protéger des
criminels notoires et à les rendre toujours puissants, même si on ne les voit
pas « in front line ».
De plus, on n’est pas totalement en
situation de vide juridique, ce qui mettrait Haïti dans la position d’État
voyou. On peut parler de non application des lois, de complicité ou d’impunité. On n’a pas non plus un problème d’argent,
parce qu’il y a beaucoup de gens qui sont super riches dans ce pays. On a un problème d’attitude qui entrave le
vivre-ensemble et se traduit par une double citoyenneté et un manque
d’engagement vis-à-vis du pays. Fort
souvent nous laissons une place trop importante à l’international dans le choix
de la direction que doit prendre le destin politique du pays. Pourtant, l’international est prêt à aller
dans l’un ou l’autre sens, pourvu que sa chapelle et ses intérêts soient
protégés. C’est pourquoi on voit parfois
que même un régime que l’international supportait peut perdre automatiquement
son appui au profit d’un autre camp. Le
cœur a ses raisons que la raison ignore, est aussi d’application dans le
« réalisme politique ».
Le mouvement des
pétro-challengers autour de la reddition de compte est une étape importante. Mais,
il ne constitue pas la clé capable de résoudre l’équation machiavélique du
dilemme susmentionné. Il en est de même
pour les autres mouvements civiques, dont le mode opératoire est là aussi la
grève, l’envahissement de la rue et la dénonciation. Dans la plupart de mes textes, j’insiste sur
la nécessité et l’émergence d’un nouveau leadership, dans lequel le paysan est
présent et acteur au pouvoir dans une alliance stratégique avec les réserves
saines du pays. En parlant d’alliés des
paysans, quelqu’un d’autre a posé ces questions : en ont-ils ? qui
sont-ils ? ou qui pourraient-ils leurs éventuels alliés ?
Aux enjeux forts des notions
fortes. S’ils n’existent pas il faudra
alors les inventer et les construire de telle manière qu’ils soient crédibles,
conséquents et durables. Il faut en
outre un endoctrinement (c’est-à-dire une
vision et une idéologie forte) et un système bien articulé qui en découle,
les deux constituant un nouveau paradigme qui guidera l’action et le
comportement du citoyen. Ce construit sociopolitique demande du temps, un temps
que malheureusement nous n’avons pas, mais qu’il faut à tout prix trouver et
utiliser adéquatement. Il s’agit d’un véritable chantier à mettre en place, qui
doit investir progressivement tous les espaces, au point de parvenir à absorber,
à rendre inoffensifs ou inopérants les plus récalcitrants de l’ordre
ancien.
La lutte pour la construction et
l’édification d’un autre système, en même temps pour la transformation de l’Homo haïtianicus, est l’objectif incontournable,
dans la mesure où elle est synonyme de quête d’une nouvelle société qui apportera à ses habitants dignité, humanité et
bien-être. Elle appartient au kairos et personne
ne doit se laisser distraire par les sirènes de la chirurgie esthétique. Alors,
laissons-nous guider par ces paroles célèbres de Dessalines, au fort de la
Crête-à-Pierrot : « Que ceux qui veulent redevenir des esclaves français
sortent du fort. Que ceux, au contraire, qui veulent mourir en hommes libres se
rangent autour de moi ».
Abner
Septembre
Centre Banyen @ Vallue, avril 2019
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