Réinventer Haïti : quelle
alternative ?
Par Abner Septembre, Sociologue
Le pays est dans l’impasse. On a presque tout essayé. Ça n’a jusqu’ici pas permis au pays de se
libérer, de se construire et de se développer.
Une minorité mafieuse a choisi de le crucifier au profit de ses intérêts
mesquins, contre le bien-être généralisé.
Elle occupe l’arène du pouvoir ou met sa marionnette au pouvoir pour
continuer à piller, à exploiter et à maintenir le peuple dans la
servilité. Malgré l’indépendance, conquise
dans l’union et au prix du sang, le pays ne s’est pas affranchi de l’esprit colonial. Le nouvel ordre politique mondial porte le
nom de démocratie, un système de gouvernance qui passe mal en Haïti et qui fonctionne
à plusieurs vitesses selon le paysage dans lequel il s’applique.
Tous les indicateurs sont au rouge. Haïti est au dernier rang dans les
classements internationaux, sa capitale étant au 228e places sur 231
villes du monde en matière de qualité de vie, dans le dernier classement 2019 du Cabinet Mercer [Le Nouvelliste, No
40791). Les conditions de vie de 85 % de la population se sont détériorées. C’est
le même constat pour l’environnement physique, dont 85 % sont des bassins
versants fortement dégradés, et pour d’autres domaines. C’est en fait l’échec
de l’élite politique, économique,
financière et intellectuelle, qui n’a pas su faire décoller le pays et qui
monopolise le pouvoir. Dix raisons entre
autres qui illustrent cette faillite : i) incapacité de dialoguer pour pacifier
le pays et édifier une nation ; ii) méfiance et traitrise (un vrai panier de crabes et de Conzé) ;
iii) corruption ; iv) paresse et parasitisme ; v) avarice ; vi) irresponsabilité ;
vii) arrivisme et égoïsme ; viii) acculturation et mépris du peuple ;
ix) manque ou absence de patriotisme ; x) caméléonisme. C’est Cicéron qui écrivait dans son ouvrage De officcis que
« le
désir de gloire arrache la liberté d’âme vers laquelle doit tendre tous les
efforts des hommes magnanimes ». Ce à quoi Saint Thomas
d’Aquin ajouta « que le propre d’une âme vertueuse est de mépriser la gloire pour
le maintien de la justice ».
Par sa passivité, l’élite prodigieuse
a aussi failli à son rôle
d’éclaireur, de guide et d’artisan du progrès. Si on pensait le monde comme Albert Einstein, on dirait certainement qu’il
est dangereux, non d’abord à cause de ceux qui font du tort, mais plutôt à
cause de ceux qui regardent et qui ne font rien.
Il faut sortir de ce système
pourri et construire le pays selon un autre schème de valeurs qui permettra de viser
idéalement l’intérêt et le bien-être collectifs. Je ne suis pas un iconoclaste, ni un naïf, ni
un rêveur, ni un fou. Mais, prenez un moment
et pensez à ce qui parait à première vue impossible ou inimaginable : par
exemple, Haïti exister sans ONG et sans la manne du don. Notre faiblesse est peut-être notre volonté
de jouissance. Le Rwanda a pris les
mesures qu’il faut et est à présent un pays sur la voie du progrès.
Nous sommes une société dans laquelle le peuple
semble être depuis quelque temps en quête de changement. C’est pourquoi il a participé lors des
dernières élections au choix de nouveaux profils, hors des sentiers battus des
politiciens traditionnels. Cependant, pour
être toujours à bord, ces derniers ont déployé de nouvelles stratégies : a) infiltrer
d’une façon ou d’une autre le pouvoir pour sauvegarder leurs privilèges et protéger
ceux de leurs acolytes ; b) se mettre en opposition et développer une
capacité de nuisance pour être toujours en mesure de marchander des privilèges,
sans jamais travailler à construire la base.
Finalement, il n’y a pas sur la scène un vrai parti politique fort qui
fait la différence : absence d’idéologie, d’ancrage et de construction. Ce qu’on constate parfois après les élections,
ce sont des cas de défection et d’opportunisme liés à une volonté de s’enrichir rapidement au
détriment du bien commun et de jouir des privilèges du pouvoir, tout en
frustrant le peuple aux conditions déjà très précaires.
Face à cette situation de chaos et partant du
principe de l’exception qui confirme
la règle, il faut compter avec les réserves du pays. Alors, pensez-vous qu’un paysan (homme ou femme) peut être une alternative ? Voilà une question qui sans doute vous
surprend, parce que vous croyez que vous êtes les seuls héritiers du trône, eu
égard à vos expériences politiques et à votre position sociale dominante. Aussi, une question qui vous choque, parce
que vous regardez toujours le paysan comme un gros orteil. Vous êtes profondément déçus comme cet
agronome qui, après avoir fait 60 km, a choisi vertement de rebrousser chemin
quand il a appris que les services d’orientation ethnobotanique qu’il demande
seront fournis par un paysan. C’était
pour lui une insulte à ses 25 ans d’étude.
Détrompez-vous. Vous serez
étonnés de voir qu’il réussisse là où vous avez échoué, même quand vous tentez
de le piéger et de le déstabiliser, parce que tout simplement il est guidé par une
autre attitude.
Alors, quel doit être le profil ? A bien analyser
le drame actuel du pays, on peut rapidement se rendre compte que le niveau
intellectuel n’est ni le premier ni le plus important facteur pour bien diriger
et être performant. Il faut d’abord une
équipe, porteuse d’une vision progressiste et pragmatique, une équipe compacte de patriotes qui parlent le même langage, qui partagent une complicité positive, et qui connaissent bien le pays dans ses coins et recoins les plus reculés, tout en étant armés de courage pour faire des choix difficiles. Le style de leadership qu’il faut est celui
qui priorise l’intellect, la capacité d’éveil, la conscience patriotique, la
volonté tant de protéger le patrimoine collectif que de respecter les règles et
les institutions régaliennes de l’État, la rage de réussir et l’amour de servir
sans rien attendre en retour.
Paysans et réserves saines de tous les coins d’Haïti, réveillez-vous,
mobilisez-vous et unissez-vous dans une alliance féconde pour gouverner le pays
autrement. Dix raisons pour
lesquelles il faut cette alternative : i) le paysan est celui qui n’a pas
d’ambition de pouvoir pour lui-même ; ii) le paysan est celui qui incarne
encore les valeurs de solidarité et de partage, dans lesquelles les notions d’inclusion
et de famille gardent encore dans la pratique leur sens propre ; iii) le
paysan est un producteur, donc apte à prioriser la production nationale ;
iv) le paysan fait partie des espaces majoritaires marginalisés et maltraités,
donc apte à réhabiliter et protéger nos montagnes
et notre environnement ; v) le paysan est celui qui a supporté le pays
de sa sueur et de son âme, sans se soucier de lui imposer une facture, preuve
d’un grand amour ; vi) les réserves
saines du pays sont les personnes très cultivées dotées d’une grande moralité, d’expériences
avérées et qui croient dans le pays ; vii) des gens qui ont accepté de
vivre modestement, voire dans la crasse, pour ne pas souiller leur nom et déshonorer
leur famille et leurs amis ; viii) des hommes et des femmes intègres capables
de privilégier l’intérêt du pays dans les négociations avec l’international et
de le convaincre d’être avec eux du bon côté ; ix) ce sont des gens qui ont l’étoffe d’hommes et
de femmes d’état, qui croient dans la bonne gouvernance, dans la justice
sociale et l’accès équitable de tous aux avantages ; x) ce sont des gens
qui ne pratiquent pas la chasse aux sorcières, mais qui sont capables de
réintégrer les repentis désireux de servir dignement leur pays, et aussi de
neutraliser toute infiltration insidieuse.
Alexis de Tocqueville écrivait dans
son ouvrage De la
Démocratie en Amérique : « Tant qu’a
duré l’esprit de famille, l’homme qui luttait contre la tyrannie n’était jamais
seul, il trouvait autour de lui des clients, des amis héréditaires, des proches
». Mus par une vision et un esprit de famille,
fondement même de la nation et creuset dans lequel se forge le sentiment d'appartenance d'un peuple à une identité commune, ce sont ces dirigeants qui seront capables
de « commencer rapidement la mutation d’une société focalisée sur les
choses vers une société focalisée sur les personnes » [Martin Luther King]. Ce sont ces dirigeants qui doteront alors le
pays d’infrastructures adéquates, de services et de facilités de base, qui
supporteront la production et créeront des emplois décents dans différents
domaines. C’est tout cela qui
contribuerait à améliorer la qualité de vie, à changer l’image du pays, à le
rendre compétitif, à améliorer son rang dans les classements internationaux, et
qui permettrait à chaque haïtien de marcher « la tête altière et haut les fronts… » [Edouard A. Tardieu].
Abner Septembre
16 Mars 2019
Comments
Post a Comment