Info Jardin
Labo
Bulletin No 14 / Janvier 2019
Le Jardin
Labo Solivermont (JLS) est l’un des quatre organes constitutifs du Centre Banyen
pour une Agriculture Intelligente et le Tourisme (CBAIT). Il sert de lieu d’expérimentation, de
démonstration et de transfert de connaissances basées sur l’innovation, en
particulier pour la promotion du jardin garde-manger. Le Solivermont réfère à l’abondance de fruits et de légumes, en terroir de
montagne, qui découlera d’un tel jardin à vocation totalement organique. Conçu
comme une réponse alternative, sur petit espace, le jardin garde-manger
ambitionne d’être un modèle plus productif et rentable que le jardin
traditionnel du paysan, plus économe en énergie et en travail, plus respectueux
de l’environnement, tout en étant capable d’offrir des produits compétitifs.
Origines, essor et
décadence de l’agriculture familiale en Haïti
1. Origines de l'agriculture familiale en HAITI
L'agriculture
familiale haïtienne a vu le jour sur les
plantations coloniales de Saint-Domingue, en particulier sur le lopin de terre
que les planteurs ont attribué aux esclaves à cultiver sur leur temps libre,
c’est-à-dire durant les pauses ou leur jour de repos [Nadine Baggioni-Lopez], à
défaut de les nourrir comme le veut le Code noir.
Cette agriculture empirique allait d’abord forger ses armes de plusieurs
héritages, en particulier des Taïnos, des Africains et des Européens,
accessibles sur les plantations coloniales dont l'esclave était le pilier et
sur lesquelles il travaillait comme une bête de somme. Quand certains esclaves rebelles, appelés des
marrons, ont fui ces plantations et ont gagné l'intérieur des montagnes pour y
vivre, ce sont ces connaissances qui les ont aidés à cultiver la terre, cette
fois-ci pour eux-mêmes, mais de manière clandestine. Ce sont ces circonstances
qui, après une période de brassage dans le creuset colonial, allaient ensuite
permettre à cette agriculture de prendre à travers le temps sa propre et
véritable identité locale.
L'idée première était la subsistance. Contrairement aux plantations coloniales, ces marrons pratiquaient l'association ou la polyculture de subsistance, qui aidait aussi à mieux gérer les risques. L’agriculture familiale notamment de montagne était et reste encore dans une très grande mesure une agriculture naturelle, pour ne pas dire tout simplement biologique. A cela s’ajoute une autre forme de gestion sociale basée sur la procréation. D’où le dicton : « pitit se richès » (les enfants sont une richesse). Il en fallait des bras pour produire dans un environnement montagneux plutôt hostile.
2. Apogée ou essor de cette agriculture
De l'indépendance
jusqu'au début de la deuxième moitié du 20e siècle, l'agriculture
familiale était en mesure de nourrir les familles, voire de dégager des surplus
pour être vendus sur le marché. Ces
ventes permettaient d’acheter d'autres biens et des produits alimentaires de
premières nécessités que ces familles ne produisaient pas. C’était de
l’agroforesterie. Leur production
pouvait aussi contribuer à l'exportation de denrées agricoles comme le café, le
cacao et autres. Cette double tendance
peut s’étirer dans une certaine mesure jusqu’au début des années 80, où le pays
était encore autosuffisant pour certains produits alimentaires et exportait
d’autres qui lui rapportaient des devises.
C’est pourquoi
l’Était était présent en milieu rural pour contrôler la production de café qui
était jusque-là une culture stratégique.
Jusqu'au début de la 2e moitié du 20e siècle
(1971), la part de l'agriculture dans le PIB était de 45 %,
alors que l'exportation de denrées commerciales se chiffrait autour de 47
millions de dollars américains, principalement le café, le cacao, le sucre et
les huiles essentielles représentant près de 50 %. Toutefois, le déficit commercial se chiffre à
3 millions de dollars en moyenne annuelle [Pierre Pluchon].
3. Décadence de l’agriculture familiale
Les premiers
signes du déclin de cette agriculture commençait sous le régime des Duvalier,
pour des motifs à la fois politiques et économiques, ceux-ci dictés plutôt par l'international
à travers la politique d'ajustement structurel et de néolibéralisme. La lutte contre les opposants qui
débarquaient clandestinement en Haïti, la fermeture des ports de province,
l’installation d’une zone industrielle au niveau de la région métropolitaine,
l’abattage systématique des porcs indigènes et la chute du prix du café sur le
marché international, au début des années 80, ont sonné le glas de cette
agriculture familiale. Pour s’adapter ou
se réadapter, celle-ci allait prendre une nouvelle allure à travers la
polyculture vivrière, contrairement aux réalités antérieures
d’agroforesterie. Ce qui allait pousser
au déboisement au profit de la culture de céréales sur les pentes, et
progressivement aussi contribuer à la dégradation des écosystèmes d’altitude,
en particulier au lessivage des terres, à l’érosion, à la perte des couches
humus qui fertilisent le sol, au départ ou disparition de certains oiseaux, à
l’assèchement de certains points d’eau et des cours d’eau, à la diminution de
la biodiversité, voire à la transformation de certaines montagnes humides en
semi-humides.
La décente aux
enfers s'est accentuée après 1986, due à la contrebande, à l'envahissement des
produits étrangers sur les marchés locaux même de l’intérieur, et à
l'affaiblissement de l'État qui ne pouvait plus continuer ses programmes de
recherche et de formation, qui est aussi entré dans une phase de grande instabilité
politique bien orchestrée. Ce qui l’a
finalement écarté de toute action ou politique réelle et soutenue de
production. Les plus grandes productions
qu’Haïti a pu se prévaloir au cours des 40 dernières années sont les ONG, les
agences internationales très puissantes, qui font de leur financement un
bistouri pour neutraliser la production nationale, et les partis politiques qui
n’ont pas su faire valoir de volonté avérée pour rompre ou divorcer avec cette
logique contreproductive. Les recettes
de l'État allaient être dominées par les taxes à l'importation et son budget
fortement appuyé par l'international, en même temps que le pays enregistre un
net déséquilibre dans sa balance commerciale, un déficit budgétaire important
et la décote accrue de la Gourde. Il
s’agit là d’un vaste complot pour assiéger le marché haïtien, sur lequel le producteur
haïtien est victime de dumping et de concurrence déloyale.
En gros, l’absence de mesure de
protection de l’agriculture familiale, ou de l’agriculture haïtienne tout
cours, et l’inconsistance bien planifiée de l’encadrement des producteurs en
font plutôt un secteur de subsistance, caractérisé par une faible productivité
et compétitivité, un manque de diversification et un niveau de perte
post-récolte élevé (plus de 30 %). C’est
une agriculture surtout pluviale, très parcellisée et faiblement mécanisée,
même dans les plaines où les conditions s’y prêtent bien. Dans les mornes, l’outillage est rudimentaire
rendant ainsi la production très laborieuse et le rendement très faible.
A cela s’ajoutent les risques climatiques,
rendant le secteur peu attractif pour l’octroi de services de crédit et d’assurance.
Le peu qui se pratique dans ces services va plus loin que l’usure. C’est tout simplement de l’escroquerie, un
empire d’asservissement. Ces contraintes
majeures sont aussi à la base d’un préjugé défavorable des jeunes vis-à-vis de
l’agriculture, qui la fuient massivement.
Le secteur est donc resté en grande partie au soin des adultes, piégés
dans des pratiques et réflexes traditionnels aujourd’hui rendus inefficaces par
les dérèglements climatiques. Bref,
l’agriculture haïtienne familiale est en panne.
4. Les dessous ou la face cachée de cette agriculture
Il s'agit plus
particulièrement de tous les aspects astrologiques, cosmogoniques, mystiques et
mythiques qui accompagnent ou entourent les connaissances et les pratiques
agricoles dans les exploitations familiales. Certaines croyances en lien avec
des pratiques ancestrales, transmises de génération en génération, sont
finalement et tout simplement prises pour des vérités qui sont de nature à
dérouter tout esprit cartésien. Ce qui
est encore plus déroutant c’est que les gens sont capables de prendre des
exemples. Quelqu’un vous dira :
« j’ai perdu mon jardin, parce que les cultures ont été drainées à mon
insu vers le jardin voisin qui est plutôt florissant » ou quelqu’un
d’autre vous dira « si vous achetez cette plante (par exemple, l’igname) de quelqu’un qui ne vous a pas transmis le
secret, vous ne pourrez jamais la réussir ». Parfois, ce sont des trucs simples :
conduire une plante avec une cigarette, un chapeau, une autre plante, un
vêtement retourné, un esprit ou une cérémonie, etc.
Ce ne sont pas là
des faits qui sont enseignés à l'école, ou qu'on peut apprendre dans les
livres. Les savants ont trop de préjugés
vis-à-vis de la culture populaire pour prêter foi à ces réalités. Pourtant, ces
faits font partie d'une culture ou d'un système de pensée qui a aidé à
traverser le temps. Les connaissances
sur la lune, les rêves, les morts, les « loas », la superstition, le
vodou sont autant d'éléments qui influencent et expliquent les pratiques
agricoles avec des hauts et des bas.
C’est aussi tout cela qui a permis à l’agriculture des familles de
subvenir aux besoins jusqu’à tout récemment, comme on l’a vu plus haut. Mais, aujourd’hui, les gens vivant en
insécurité alimentaire et les défis étant nombreux, il faut innover pour
réinventer l’agriculture familiale en Haïti, qui a une place importance en
matière de sécurité alimentaire, économique et environnementale.
5. Quelle alternative pour l’agriculture familiale en Haïti
Le modèle de Songhai, une
expérience en agriculture durable (Bénin, Afrique), montre que beaucoup de
choses sont possibles. Mais, c’est un
modèle qui nécessitera une adaptation vu qu’Haïti est un pays au ¾
montagneux. Il faut en outre une vision
claire épaulée par une volonté ferme, qui canalise l’énergie d’un front commun
d’acteurs qui vont vraiment, sans malice, dans la même direction : l’État,
les bailleurs, l’université, les entrepreneurs, les organisations
paysannes. Non seulement il faut sortir
de l’esprit mercantile qui biaise les interventions en matière de protection
des bassins versants, mais aussi de la volonté de tout faire plier aux besoins
supérieurs des villes en aval à sauver.
Ces interventions sont peu consistantes en termes de reformatage des conditions
de vie de la population en amont et de prise en charge locale. Dans un rapport rédigé dans le cadre d’un
programme de protection des bassins versants, il est dit ceci :
« l’expérience d’Haïti montre aussi que la décentralisation et le
renforcement des organisations locales doivent être accompagnés d’un plan de
financement adéquat en lien avec des filières compétitives pour que
l’investissement soit durable ».
Ce n’est qu’une demi-vérité. Il faut compléter, en ajoutant tout au moins
ces deux choses. D’une part, le rôle
coercitif de l’État dont la violence légitime pourra faire plier les mauvaises
pratiques qui ont en général la vie dure. D’autre part, les actions de
protection proprement dite des bassins versants ne doivent pas être les
premières à être mises en marche. Il faut plutôt commencer à rebâtir la
capacité des communautés, en fonction de leurs besoins et intérêts, voire des
aspirations. Les deux aspects immédiats
et notoires de ceux-ci sont l’alimentation et l’argent. Ce qu’il faut alors au départ est un
programme axé sur la sécurité alimentaire et économique. C’est ce qui jettera la base d’une
acceptation sociale et, donc, ouvrira la porte à un programme de sécurité
environnementale, ayant un fort potentiel d’accoucher des résultats probants et
durables.
C’est ici que se justifie la
proposition du Centre Banyen[1]
d’un modèle axé sur le « jardin
garde-manger ». Ceci n’est pas le « jaden lakou ou Jaden
lakay ». Il se rapproche du
« jaden chouk », mais s’inscrit plutôt dans un cadre global appelé
« sociogronomie », dont
l’ADN repose sur 7 piliers, à la fois répartis en 3 secteurs (primaire, secondaire, tertiaire) et bien
assis sur un socle transversal, incluant le management, les équipements et les
infrastructures.
Le défi est
de : « rendre
de petites exploitations, dites jardins garde-manger, utilisant un
protocole écologique, à la fois plus productives et plus rentables que les
jardins traditionnels locaux, plus économes en travail et plus attractives pour
les jeunes, tout en étant capables d’offrir des produits compétitifs à mettre
sur le marché » ? Ce choix de
petite surface est basé sur l’efficience et le principe : « faire du travail de la terre d’abord une
œuvre d’aménagement agro-paysager et, ensuite, consacrer à chaque plante une
attention particulière, pour obtenir durablement abondance de fruits et de
légumes ».
A travers cette stratégie de
satisfaction des besoins primaires, axée sur l’innovation sociale, les autres
espaces seront voués à une mise en valeur collective, tout en définissant la
vocation des exploitations : verger, espace énergétique ou agro-forestier,
etc.
L’État pourra s’en approprier pour
en faire une politique publique au profit de beaucoup de zones du pays, tout en
consacrant à propos, chaque année, une ligne dans le budget national.
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