Et si nous
choisissions de satisfaire d’abord le peuple ?
Par Abner Septembre
Ce matin 17 février 2019, je me suis réveillé à
3:30 AM. J’ai allumé mon ordinateur pour travailler un dossier sur l’agritourisme
au Jardin Labo Solivermont (Vallue).
Oups ! Le tourisme dans un pays qui risque d’être rayé à nouveau de
la carte touristique mondiale. Il faut être
fou pour encore s’y consacrer. En effet.
A 5 :39 heures, j’ai fait une pause
et suis retourné dans mon lit, juste pour récupérer. A 6 :15 heures, je me suis mis en route,
en direction de ma caverne d’inspiration, la montagne des trois tentations,
encore appelé Mont Jalousie.
Sur la route, j’ai croisé des paysans, certains en
tenue endimanchée qui vont à l’église ; d’autres sont déjà dans leur
champ, au travail, un dimanche. Le premier
constat est la situation des terres assommées par la sécheresse, sarclées et
piquées, en attendant la prochaine pluie pour les ensemencer. Je me suis dit, en ce moment particulier de
la vie nationale, voilà un sujet qui n’est pas dans le débat. Mais, globalement, c’est la paysannerie qui
est éclipsée. Pendant cette période de
crise, les paysans n’ont pas pu écouler leurs produits sur le marché, en dépit
des tentatives effectuées pour se rendre en ville. Certains sont gâtés, perdus
tout simplement. Une paysannerie qui manque de tout, qui n’a pas d’acteurs sur
la scène pour défendre sa cause. L’abandon
de la paysannerie (« pays en-dehors »)
par l’élite constitue un déni politique et une injustice sociale majeure.
Me calé sous un arbre en pleine nature, à Mont
Jalousie, face tournée à la baie de Petit-Goâve, au Fort Gary, aux étangs de
Miragoâne et de Durissy, j’ai tenté d’allumer mon ordi. Malheureusement, pas de charge. Mais, heureusement, la technologie vient à
mon secours. J’ai allumé mon téléphone et,
en « voice memos », j’ai enregistré mes réflexions, que j’ai le
plaisir de partager avec vous ci-après.
1. Les dessous de la crise
La crise actuelle se contemple à travers les
différentes revendications qui la jonchent, le blocage de la circulation, les
manifestations et les violences dans les rues. La demande du départ de l’actuel
gouvernement et en particulier de celui du Président de la République, la
reddition de compte autour du dossier pétro-caribe, l’inflation et la décote de
la gourde, la vie chère et la faim (« pèp
la grangou »), sont les grands aspects vedettes. Pourtant, la faiblesse de la production,
responsable en grande partie des 3 dernières dénonciations susmentionnées,
n’est malheureusement pas identifiée. Peut-être
bien que les joueurs qui manipulent sur l’échiquier font partie de la classe stérile, définie par François
Quesnay.
Après 8 jours de chaos, le pays a enfin le message
du Président de la République et, après 10 jours, celui du Premier
Ministre. S’achemine-t-on vers un
dénouement de la crise ou, au contraire, vers un durcissement pharaonique de
l’opposition ? Un fait est que le
conjoncturel est ce qui parait structurer et rythmer l’attitude des
protagonistes. On ne parle que de crise
politique. Cependant, à bien considérer,
cet aspect n’est que la partie émergée de l’iceberg. La crise est sans doute le symptôme d’un mal beaucoup
plus profond : un système dépassé qui entraine dans son sillage l’effondrement
de deux secteurs stratégiques, que sont l’éducation et l’agriculture. Ce positionnement n’est pas un regard de
chapelle, ni une vue réductrice ou simpliste de la réalité. C’est un choix d’analyse et de contribution,
vu que ces deux secteurs permettent de remonter aux racines profondes de la
crise structurelle qui secoue notre société, ce dès le lendemain de
l’indépendance.
2. L’éducation en Haïti : outil de différenciation sociale et de domination ou
de mobilité sociale et de progrès
L’éducation est l’un des piliers de socialisation
et de formation de la conscience citoyenne et civique. Elle influe sur le réflexe, le comportemental
et les actions humaines. A la sortie de
l’ordre colonial, l’éducation en Haïti a été pendant des lustres influencée par
des acteurs, dont l’agenda caché était de perpétuer l’idéologie de la culture
dominante, donc d’assurer la supériorité d’une catégorie sociale donnée. Si la qualité était au rendez-vous, le système
n’était orienté ni vers le développement réel, ni vers la stabilité du
pays. Il a toujours servi à nourrir des
préjugés et à attiser la division entre les groupes sociaux, à asseoir la
suprématie du dominant sur le dominé, donc la dialectique coloniale du maître
et de l’esclave.
Le système s’est installé dans les mœurs. L’occupation américaine l’a instrumentalisé
davantage, en renforçant la polarisation sociale par l’appui apporté à un
groupe d’intérêt qui allait détenir le pouvoir économique et politique. Pour être toujours aux commandes et assurer
la reproduction de la logique du système, de nouveaux choix sont faits. L’État est affaibli dans sa capacité d’offre
de services éducatifs et dans son pouvoir de supervision. Les écoles et les universités poussent comme
des champignons, sans infrastructures adéquates et sans facilités de toutes
sortes. Elles deviennent tout simplement
une industrie pour faire de l’argent. Des
troubles politiques et des grèves à rebondissement, provoquées par des groupes
d’intérêt contradictoire, peuvent être versées
comme un élément de la nouvelle stratégie.
Derrière les rideaux, il y a un maître ou un patron qui tire les
ficelles.
En conséquence, les écoles ne fonctionnent que partiellement
à l’année et arrivent difficilement à couvrir leur programme. Les parents qui ont fait le pari sur
l’éducation, comme moyen de mobilité sociale, ne reçoivent dans la plupart des
cas pour leurs enfants que des services médiocres. Incapable de payer régulièrement ses
enseignants, l’État fait aussi partie du problème. Le système éducatif dégringole et est aujourd’hui
à un stade critique. Les faibles résultats
enregistrés chaque année aux examens officiels sont des indicateurs
d’appréciation de son niveau d’efficacité.
Les diplômes universitaires qui étaient homologués sur le plan international
n’ont plus la même côte. Les acteurs
dominants systématiquement envoient leurs enfants à l’école à l’étranger. C’est là un problème sérieux, dans la mesure
où il influence tout le quotidien du pays, dans les rues, dans les maisons,
dans les institutions, et affecte tous les secteurs et toutes les filières de
production, voire de services.
3. L’agriculture, un enjeu stratégique majeur
Sur le chemin du retour, deux paysans conversant
entre eux posent le problème. L’un a
balancé à haute voix : « toutan
yap fè grèv anba a, lavil la, nou ta plante.
Men, ak kisa ? ».
L’autre se plaint de son jardin de manioc qui est dévasté par des
cabris. L’élevage libre, le grand mal de
l’agriculture. Mais aussi le dérèglement
climatique, avec son cortège de malheurs comme l’allongement de la sécheresse,
les maladies et les attaques d’insectes non traitées. Bien que le secteur occupe 20 % du PIB
national, il n’arrive à couvrir que 48 % des besoins alimentaires locaux. Ce qui fait ainsi d’Haïti un pays dépendant à
52 % de l’importation pour nourrir sa population, en même temps que
l’insécurité alimentaire touche environ un tiers de la population. Faites un tour dans les supermarchés et aussi
dans les marchés publics, vous allez voir que la plupart des produits alimentaires
qui sont présents viennent d’ailleurs, en grande partie des États-Unis
d’Amérique et de la République dominicaine.
Haïti est une économie d’importation. La décote
vertigineuse actuelle de la gourde et l’inflation à deux chiffres (15 %) sont
étroitement liées à ce choix. Or,
l’agriculture est un secteur qui a encore un grand potentiel, tant dans les
plaines que dans les montagnes humides et semi-humides. Il faut l’encourager, l’appuyer et la
diversifier, non seulement pour sortir une masse de gens de l’insécurité
alimentaire, mais aussi pour donner à ce pays une assise, une identité, une
économie. Ce qui permettra aussi de
créer des emplois dans la chaîne de valeur.
4. Changement de paradigme
On peut se demander, par exemple, si le peuple
était bien éduqué, était au travail et mangeait à sa faim, la politique ne se
fera-t-elle pas autrement en Haïti ?
Aujourd’hui, c’est bien plus qu’un gouvernement à remplacer et des
hommes à chasser du pouvoir dont on a besoin.
Ce qui doit mobiliser le citoyen est d’abord un système à déchouquer et
à remplacer. Depuis 1986, nous ne prônons
que le déracinement des dirigeants au
pouvoir, sans toucher au système. Cela
n’a ni pacifié ni fait prospérer la république.
Au contraire, on s’est à présent rendu à un point très critique. Il faut absolument une rupture, une
déconstruction mentale pour refonder l’homme haïtien et rebâtir l’édifice du
pays sur de nouvelles bases. La nouvelle
Haïti dont nous rêvons passe nécessairement par un changement d’attitude et de
stratégie. Donc, la bataille politique
et le mouvement citoyen doivent se réinventer.
Aux enjeux forts, des notions fortes. En apportant le soutien nécessaire à ces deux
secteurs vitaux, ils produiront des dividendes à effet multiplicateur. Tout d’abord, l’éducation doit être adressée
de manière pratique et sur le long terme, tout en apportant des réponses aux
urgences d’aujourd’hui. Il revient tout
aussi bien à l’État de mettre en déroute les imposteurs de l’éducation. Il faut investir dans les infrastructures,
dans les équipements, dans la technologie, les laboratoires, dans les facilités
et la maintenance ou l’entretien, tout comme dans les loisirs, le sport, la
culture, la science, la recherche. Il
faut penser l’éducation de manière globale, totale, intégrée et inclusive. Regardez ce qui se passe ailleurs dans les
pays développés. Ils prennent les
mesures pour appuyer ce secteur stratégique.
C’est ce qui fait aujourd’hui leur force, c’est ce qui les rend
compétitifs dans le nouvel ordre économique mondial, tout en ayant un indice de
développement humain élevé. Dans le
classement du PNUD (2018), en matière de
développement humain, Haïti est plutôt classé au 168e rang sur 189, soit
un indice (IDH) de 0,498. Pour changer
les choses, il faut repenser l’éducation en Haïti, de la petite enfance à
l’enseignement supérieur, en passant par la formation professionnelle.
Préserver notre garde-manger est aussi un enjeu
stratégique majeur pour l’avenir d’Haïti.
Le gouvernement a récemment fait un concours pour recruter de jeunes
agronomes talentueux. Mais, qu’est-ce
qu’ils vont faire ? On va les envoyer dans les BAC, pour devenir
rapidement des bureaucrates et des chômeurs professionnels. Ce ne sera pas un emploi intelligent de ces
jeunes cadres pleins de fougue. Il
serait mieux de les placer par deux ou par trois dans des organisations
paysannes, bien structurées et organisées, qui travaillent vraiment sur le
terrain. Ils seront supervisés par le
BAC, tout en leur donnant les moyens de travail nécessaires, comme un logement,
un véhicule, une assurance et un budget d’encadrement. Imaginons, par exemple, que l’État investisse
chaque année 2 millions de dollars par zone.
Pour 100 zones d’impact, dont 10 par département, il aura besoin de budgétiser
par an seulement 200 millions de dollars américains, soit moins de 10 % du
budget national 2017 – 2018. Pour les
entrepreneurs privés, individuels ou collectifs, la démarche pourra aussi très
bien se faire par appel à propositions de projets innovants, en vue de sélectionner chaque année les 5 meilleures à
financer dans le budget national. Le milieu rural sera finalement
pris en compte dignement dans la politique publique.
Les conditions étant créées, « des résultats
ou la prison », doit être la devise.
Ces agronomes, les leaders des organisations et les entrepreneurs privés
sont les principaux concernés par cette devise.
Chaque année, le BAC fera l’audit technique des résultats. Le Ministère de l’agriculture (MARNDR)
recrutera une firme privée pour l’audit financier. Toutefois, pour réussir le pari du
développement durable d’Haïti, ce serait bien de cadrer ces actions dans une
démarche globale de gestion des bassins versants. Selon une étude faite dans le
domaine par deux institutions internationales : « L’expérience
d’Haïti montre aussi que la décentralisation et le renforcement des
organisations locales doivent être accompagnés d’un plan de financement adéquat
en lien avec des filières compétitives pour que l’investissement soit durable ». A cela devrait s’ajouter le rôle régalien et
coercitif de l’État, dont la violence légitime pourra faire plier les mauvaises
pratiques (par exemple, coupe
abusive, élevage libre), en vue de protéger les investissements. Pour cela, un corps de police environnementale,
avec capacité d’intervention rapide, complètera cet accompagnement de l’État.
5. Où trouver les moyens ?
Nous pensons que l’État doit mettre de l’ordre dans
la fiscalité nationale, donner une orientation intelligente à la manne des
transferts d’argent des Haïtiens vivant à l’étranger, au lieu de miser sur
l’importation et l’aide publique au développement. L’État doit en outre instituer des visas
payants dans les consulats haïtiens à l’étranger, pour leur prise en charge
partielle ou totale. En parlant de
transfert, s’il y a une vraie coopération financière avec Haïti, non assortie
de conditions, c’est d’abord celle des Haïtiens vivant à l’étranger, qui
représentent aussi un bassin de ressources humaines qualifiées dans divers
domaines. Si le pays est pacifié, apaisé et s’engage sur la route du progrès,
ce sont des ressources qualifiées sur lesquelles il pourra compter.
Mais, cette perspective fait jusqu’ici peur tant à
la classe traditionnelle d’affaires et aux nantis du pouvoir, qu’à l’international
qui préfère mettre l’accent sur ce qui va mal en Haïti au lieu de mettre le
projecteur sur nos étincelles d’espoir. Il
faut semer le chaos pour mieux prendre le contrôle des ressources du pays. Il faut déstabiliser le pays pour
conditionner le mental de bon nombre d’Haïtiens à l’étranger, les décourager de
venir en Haïti, voire d’y investir.
Pourtant, en temps normal, il y a chaque jour des étrangers qui arrivent
et qui repartent sans problème. Parfois,
il y a même plus d’étrangers que d’Haïtiens dans les avions. Cela n’est pourtant pas relaté dans les
médias et les notes diplomatiques pour remplacer les « warnings ».
Il revient à l’état
de donner le ton, de créer le cadre et, donc, de prendre les grandes mesures
qui s’imposent. Ce n’est certainement
pas une chose facile, j’en conviens, vu les intérêts en jeu et la puissance des
acteurs dans le système. Mais, l’État
peut commencer par réduire son train de vie, par mettre fin au gaspillage des
ressources publiques, par lutter contre la corruption. Selon l’indice de perception de la corruption
établi par Transparency International, Haïti arrive au 161e sur 180
pays dans son dernier classement de 2018.
L’argent devient tout bonnement
une valeur, une culture pour créer la différence, pour dominer et frustrer ou
piétiner les autres. Que l’État cesse
d’être une vache à lait, l’empire de la convoitise des politiciens et des
apprentis. On comprend le bien-fondé de cette
revendication : « Kote lajan petro-karibe a ? ». Pourquoi pas aussi « l’argent de la
CIRH ? ».
En conclusion, grâce à ces mesures intelligentes
et stratégiques, nous pourrons commencer à voir, après quelques années, des
résultats qui augurent un lendemain meilleur, sur fond d’apaisement social et
de stabilité politique. Ce qui inspirera
confiance dans le pays et attirera des investisseurs tant haïtiens qu’étrangers. Autrement dit, l’éducation, l’agriculture (production végétale, animale, piscicole,
agroalimentaire), l’environnement, et l’infrastructure, épaulés par la
formation professionnelle, voilà des tremplins pour la création d’un cercle
vertueux à effet multiplicateur sur le décollage ou le fonctionnement normal et
le développement d’autres secteurs de production et de services. Le modèle Songhai au Bénin (Afrique) montre
qu’il est possible de changer la donne, de sortir d’une agriculture de
subsistance, non diversifiée, non compétitive et non rentable, pour faire renaître
une agriculture qui répond au triple enjeu de sécurité alimentaire, économique
et environnementale.
Mais, cette perspective ne sera possible que si on
accepte d’enterrer la hache de guerre, au profit d’un dialogue inter-haïtien, à
la fois franc, sincère et inclusif. Ce
qui donnera lieu à un nouveau pacte de gouvernabilité engageant clairement la
responsabilité des acteurs, à une
entente durable pour le progrès d’Haïti.
Plus près de nous, on a l’exemple des Dominicains (le 10 août 1994, un accord
entre le président Balaguer et José Francisco Pena Gomez, en vue de mettre fin
à la crise postélectorale). Cette décision a permis de stabiliser
le pays qui a enregistré, en 2017, un taux de croissance du PIB (4.6), une
inflation de 4.2 % et un secteur touristique florissant accueillant 5 354 017 touristes étrangers (soit une augmentation de 4,2% par rapport à
2016) pour 7,2 milliards USD de recettes (soit une augmentation de 7,4% par rapport à l'année précédente). Ce sont là des chiffres impressionnants
qu’Haïti devrait ambitionner d’atteindre, au lieu d’être le second partenaire
commercial de la Républicaine Dominicaine (9.8 %, en 2017), après les
Etats-Unis, faisant en même temps du pays voisin l’un des principaux
bénéficiaires de la manne des transferts des Haïtiens vivant à l’étranger.
Abner Septembre
17 février 2019
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