Alerte au déboisement
des montagnes en Haïti
Abner Septembre, Sociologue
Dans mon article sur la pénurie d’eau dans
nos montagnes, j’avais parlé du déboisement dans une relation de causalité et aussi
fait cette mise en garde : « si les autorités refusent d’aller à la
montagne, c’est la montagne qui assiègera brutalement les villes, avec son
cortège de gens affamés, avec ses alluvions charriées par la crue des eaux
impétueuses, auxquelles rien ne pourrait résister ». Mon propos ici vise à insister sur les
tenants et les aboutissants du déboisement, donc à l’approcher plutôt comme une
conséquence. S’il n’y a pas encore unanimité
sur le taux actuel de couvert végétal d’Haïti, le Ministère de l’Agriculture a établi
par contre que moins de 2% du territoire peuvent être considérés comme forêt
dense et 85 % sont des bassins versants fortement dégradés ou en voie de
dégradation accélérée. Comment expliquer
autrement ce déboisement incontrôlé et excessif des montagnes ?
Ce n’est pas une question à laquelle on
peut répondre aisément, le problème étant plutôt profond, complexe et
multidimensionnel. Avant de tenter
quelques éléments de réponse, faisons remarquer que le paysan n’est ni le seul,
ni le premier, ni le plus grand déboiseur dans l’histoire de ce coin de terre. Toujours, avec les yeux du moment, il est
celui qui est accusé d’en être responsable. Alors, le fait-il par ignorance des
conséquences pour sa vie et ses activités, ou bien par nécessités ? Vivant le plus souvent comme un bohême et
selon le « Bon Dieu bon », disait Edris Saint-Amant, le paysan a du
mal à rattacher reboisement/déboisement à la pluie, ou ne comprend pas
explicitement la relation entre changement climatique et rareté de l’eau, voire
ses effets directs sur ses conditions de vie. Par contre, il comprend très bien que s’il ne
pleut pas, il ne pourra pas planter ou il pourra perdre ses récoltes et ses
bétails. Le paysan connait aussi
l’importance du bois, qu’il utilise comme combustible et matériau de
construction, ainsi que pour le repassage de ses vêtements, pour la fabrication
de ses meubles et de son cercueil, etc.
Mais, dans ces différents cas, l’usage reste plutôt modéré. Faut-il alors chercher ailleurs l’explication
du phénomène de déboisement dans nos montagnes par le paysan lui-même ?
Retrait et démission de l’État
Dans les années 80, l’abattage du porc
créole et la chute du prix du café allaient pousser le paysan au déboisement,
sans ignorer les effets sur sa vie de mesures antérieures dictées par
l’international, relatives à l’ajustement structurel. Non seulement le porc et le café lui
rapportaient directement de l’argent, mais aussi l’État était présent pour
protéger le couvert arboré indispensable à la culture du café. La perte de ces sources de revenu l’a contraint
à déboiser au profit de cultures vivrières.
Les coupes étaient de plus facilitées par la baisse de la vigilance
environnementale par l’État, le café n’étant plus sa principale source de
devises. Il y a aussi la croissance démographique accélérant le morcellement
des terres et l’expansion des cultures vivrières. En 1987, on est entré dans la
bamboche démocratique et la faiblesse de
l’autorité de l’État, dans l’ère de la contrebande et de la libéralisation du
marché, etc.
Une question de mentalité
Contrairement aux générations d’avant qui
avaient une mentalité de sédentaire et qui plantaient des arbres, celles
d’aujourd’hui se considèrent plutôt en transit dans leur zone. Elles coupent beaucoup et ne plantent presque
pas de leur propre initiative, mais plutôt à la demande d’une institution. L’avenir des arbres plantés est dans la
plupart des cas très hypothéqué, notamment à cause de l’élevage libre qui représente
un défi coriace pour les nouvelles pousses.
Décapitalisation
du paysan
Le changement climatique, provoquant une intensification des
cyclones et des aléas naturels, cause des dégâts tant dans les récoltes que dans les cheptels. D’autres actifs ou biens du paysan, comme son
habitat et ses arbres fruitiers sont affectés.
Ses terres sont de plus emportées par des éboulements et glissements de
terrain. Il en résulte un double processus de paupérisation que l’État n’a pas
cherché à stopper, et d’assistanat par les ONG à travers des activités qui
viennent toutefois combler partiellement le grand vide des obligations qui
incombent d’abord à l’État.
Une réponse circonstancielle
Le paysan produit de moins en moins et,
pour se nourrir, devient de plus en plus dépendant du marché. L’évolution de son monde le pousse aussi à de
nouveaux choix comme, par exemple, se faire soigner à l’hôpital ou envoyer ses
enfants à l’école. La stratégie première
était une quête de mobilité sociale pour l’un d’entre eux, en le plaçant en
ville chez quelqu’un avec qui des liens sont noués à la faveur des relations d’affaires. Aujourd’hui, c’est une maison qui est
construite ou louée en ville, pour assurer l’éducation des enfants. L’entrée du paysan dans la modernité passe aussi
par l’usage d’un téléphone et d’un taxi moto, voire par le voyage de l’un des
enfants à l’étranger.
Dans tous ces cas et d’autres, il faut de
l’argent. Et, pour en avoir, le paysan
vend sa terre. Mais, c’est surtout la
coupe d’arbres qui devient la réponse vedette.
Le chantier du déboisement s’étale au grand jour, tant par l’exposition
de piles de bois, de sacs de charbon, de planches aux abords des routes
nationales, que par leur transport dans des camions bien remplis. C’est en
outre des taxis moto qui transportent dans les routes intérieures des sacs de
charbon en grande quantité. Selon le Bureau des Mines et de l’Énergie : « Le revenu tiré du charbon de bois seulement est de l’ordre
de US $ 65 millions, tandis que celui tiré de tous les produits dérivés du pétrole
est d’environ US $ 100 millions, dont 9.5 millions pour le GPL. Environ 30% du
revenu du charbon de bois est redistribué dans le milieu rural ». C’est donc un commerce lucratif, mais
davantage profitable aux intermédiaires urbains sur le marché.
Que faire ?
Dans les actions gouvernementales, un
discours sur le reboisement se fait entendre depuis 1930, et des projets de
gestion des bassins versants sont implémentés depuis des années 50, avec des
chiffres et des coûts élevés dans les documents de conception. Mais, les résultats attendus ne suivent pas. Quand
on demande à celui qui coupe le bois et à celui qui transporte le charbon
pourquoi vous le faites, on obtient la même réponse : « j’ai des
besoins, je n’ai rien d’autre à faire ».
Quand on creuse en profondeur et quand on observe plus attentivement, on
constate alors que la coupe d’arbres forestiers est de loin plus
accentuée. Les zones où il y a en
particulier des arbres fruitiers sont mieux boisées ou protégées. Il y a
vraiment de quoi s’inquiéter, mais aussi une leçon à tirer sur le monstre à
abattre (le chômage, le manque d’argent
et la faim), et ce qu’il faut valoriser pour réussir de manière durable le
reboisement.
Le reboisement n’est pas une fin en soi et
ne peut non plus se faire comme si le déboisement était lui-même un fait social
isolé. Beaucoup de facteurs internes et
externes sont à prendre en compte : les questions démographique et foncière,
la formation et l’éducation, les effets néfastes des phénomènes naturels sur la
production et l’eau, l’absence et la faiblesse de l’autorité de l’État, la
crise politique et le marasme économique.
Il faut en outre comprendre que les villes sont un morceau important du
grave problème écologique des montagnes, notamment quant au mode de relations
entretenu avec le monde rural caractérisé par la rationalité du chat et de la
souris.
Le reboisement des montagnes est un devoir
vis-à-vis des générations futures. Il doit se faire au prix d’une réforme aussi
bien morale que technique, et dans une logique émancipatrice des montagnes. C’est cette logique qui devra servir de fil
rouge à une politique publique de la montagne, dans laquelle le renforcement
des acteurs locaux (public, privé et
communautaire) est une priorité, et l’investissement soutenu dans des filières
porteuses et compétitives une nécessité.
Ces aspects incitatifs ne sauraient en effet se prévaloir sans
l’exercice à bon escient du rôle régulateur et coercitif de l’État, dont la violence
légitime pourra faire plier les mauvaises pratiques.
Abner Septembre,
Centre Banyen, 12 mars 2019
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